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prétention d'être indispensable à l'Univers. Quoi de plus
superbe? Quoi de plus sot? En vérité, je n'avais pas le
choix. Voyageur clandestin, je m'étais endormi sur la
banquette et le contrôleur me secouait. « Votre billet! »
Il me fallait reconnaître que je n'en avais pas. Ni
d'argent pour acquitter sur place le prix du voyage. Je
commençais par plaider coupable: mes papiers
d'identité, je les avais oubliés chez moi, je ne me
rappelais même plus comment j'avais trompé la
surveillance du poinçonneur, mais j'admettais que je
m'étais introduit frauduleusement dans le wagon. Loin
de contester l'autorité du contrôleur, je protestais
hautement de mon respect pour ses fonctions et je me
soumettais d'avance à sa décision. A ce point extrême de
l'humilité, je ne pouvais plus me sauver qu'en renversant
la situation: je révélais donc que des raisons importantes
et secrètes m'appelaient à Dijon, qui intéressaient la
France et peut-être l'humanité. A prendre les choses
sous ce nouveau jour on n'aurait trouvé personne, dans
tout le convoi, qui eût autant que moi le droit d'y
occuper une place. Bien sûr il s'agissait d'une loi
supérieure qui contredisait le règlement mais, en prenant
sur lui d'interrompre mon voyage, le contrôleur
provoquerait de graves complications dont les
conséquences retomberaient sur sa tête; je le conjurais
de réfléchir: était-il raisonnable de vouer l'espèce entière
au désordre sous prétexte de maintenir l'ordre dans un
train? Tel est l'orgueil: le plaidoyer des misérables.
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Seuls ont le droit d'être modestes les voyageurs munis
de billets. Je ne savais jamais si j'avais gain de cause: le
contrôleur gardait le silence; je recommençais mes
explications; tant que je parlerais j'étais sûr qu'il ne
m'obligerait pas à descendre. Nous restions face à face,
l'un muet, l'autre intarissable, dans le train qui nous
emportait vers Dijon. Le train, le contrôleur et le
délinquant, c'était moi. Et j'étais aussi un quatrième
personnage; celui-là, l'organisateur, n'avait qu'un seul
désir: se duper, fût-ce une minute, oublier qu'il avait
tout mis sur pied. La comédie familiale me servit: on
m'appelait don du ciel, c'était pour rire et je ne l'ignorais
pas; gavé d'attendrissements, j'avais la larme facile et le
cSur dur: je voulus devenir un cadeau utile à la
recherche de ses destinataires; j'offris ma personne à la
France, au monde. Les hommes, je m'en foutais, mais,
puisqu'il fallait en passer par eux, leurs pleurs de joie
me feraient savoir que l'Univers m'accueillait avec
reconnaissance. On pensera que j'avais beaucoup
d'outrecuidance; non: j'étais orphelin de père. Fils de
personne, je fus ma propre cause, comble d'orgueil et
comble de misère; j'avais été mis au monde par l'élan
qui me portait vers le bien. L'enchaînement paraît clair:
féminisé par la tendresse maternelle, affadi par l'absence
du rude Moïse qui m'avait engendré, infatué par
l'adoration de mon grand-père, j'étais pur objet, voué par
excellence au masochisme si seulement j'avais pu croire
à la comédie familiale. Mais non; elle ne m'agitait qu'en
surface et le fond restait froid, injustifié; le système
m'horrifia, je pris en haine les pâmoisons heureuses,
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l'abandon, ce corps trop caressé, trop bouchonné, je me
trouvai en m'opposant, je me jetai dans l'orgueil et le
sadisme, autrement dit dans la générosité. Celle-ci,
comme l'avarice ou le racisme, n'est qu'un baume
sécrété pour guérir nos plaies intérieures et qui finit par
nous empoisonner: pour échapper au délaissement de la
créature, je me préparais la plus irrémédiable solitude
bourgeoise: celle du créateur. On ne confondra pas ce
coup de barre avec une véritable révolte: on se rebelle
contre un bourreau et je n'avais que des bienfaiteurs. Je
restai longtemps leur complice. Du reste, c'étaient eux
qui m'avaient baptisé don de la Providence: je ne fis
qu'employer à d'autres fins les instruments dont je
disposais.
Tout se passa dans ma tête; enfant imaginaire, je me
défendis par l'imagination. Quand je revois ma vie, de
six à neuf ans, je suis frappé par la continuité de mes
exercices spirituels. Ils changèrent souvent de contenu
mais le programme ne varia pas; j'avais fait une fausse
entrée, je me retirais derrière un paravent et
recommençais ma naissance à point nommé, dans la
minute même où l'Univers me réclamait
silencieusement.
Mes premières histoires ne furent que la répétition de
l'Oiseau bleu, du Chat botté, des contes de Maurice
Bouchor. Elles se parlaient toutes seules, derrière mon
front, entre mes arcades sourcilières. Plus tard, j'osai les
retoucher, m'y donner un rôle. Elles changèrent de
nature; je n'aimais pas les fées, il y en avait trop autour
de moi; les prouesses remplacèrent la féerie. Je devins
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un héros; je dépouillai mes charmes; il n'était plus
question de plaire mais de s'imposer. J'abandonnai ma
famille: Karlémami, Anne-Marie furent exclus de mes
fantaisies. Rassasié de gestes et d'attitudes, je fis de
vrais actes en rêve. J'inventai un univers difficile et
mortel celui de Cri-Cri, de L'Épatant, de Paul d'Ivoi;
à la place du besoin et du travail, que j'ignorais, je mis le
danger. Jamais je ne fus plus éloigné de contester l'ordre
établi: assuré d'habiter le meilleur des mondes, je me
donnai pour office de le purger de ses monstres; flic et
lyncheur, j'offrais en sacrifice une bande de brigands
chaque soir. Je ne fis jamais de guerre préventive ni
d'expédition punitive; je tuais sans plaisir ni colère pour
arracher à la mort des jeunes filles. Ces frêles créatures
m'étaient indispensables: elles me réclamaient. Il va de
soi qu'elles ne pouvaient compter sur mon aide
puisqu'elles ne me connaissaient pas. Mais je les jetais
dans de si grands périls que personne ne les en eût
sorties à moins d'être moi. Quand les janissaires
brandissaient leurs cimeterres courbes, un gémissement
parcourait le désert et les rochers disaient au sable: « Il
y a quelqu'un qui manque ici: c'est Sartre. » A l'instant,
j'écartais le paravent, je faisais voler les têtes à coups de
sabre, je naissais dans un fleuve de sang. Bonheur
d'acier! J'étais à ma place.
Je naissais pour mourir: sauvée, l'enfant se jetait dans
les bras du margrave, son père; je m'éloignais, il fallait
redevenir superflu ou chercher de nouveaux assassins.
J'en trouvais. Champion de l'ordre établi, j'avais placé
ma raison d'être dans un désordre perpétué; j'étouffais le
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Mal dans mes bras, je mourais de sa mort et ressuscitais
de sa résurrection; j'étais un anarchiste de droite. Rien
ne transpira de ces bonnes violences; je restais servile et
zélé: on ne perd pas si facilement l'habitude de la vertu;
mais, chaque soir, j'attendais impatiemment la fin de la
bouffonnerie quotidienne, je courais à mon lit, je boulais
ma prière, je me glissais entre mes draps; il me tardait
de retrouver ma folle témérité. Je vieillissais dans les
ténèbres, je devenais un adulte solitaire, sans père et
sans mère, sans feu ni lieu, presque sans nom. Je
marchais sur un toit en flammes, portant dans mes bras
une femme évanouie; au-dessous de moi, la foule criait:
il était manifeste que l'immeuble allait crouler. A cet
instant je prononçais les mots fatidiques: « La suite au
prochain numéro » « Qu'est-ce que tu dis? »
demandait ma mère. Je répondais prudemment: « Je me
laisse en suspens. » Et le fait est que je m'endormais, au
milieu des périls, dans une délicieuse insécurité. Le
lendemain soir, fidèle au rendez-vous je retrouvais mon
toit, les flammes, une mort certaine. Tout d'un coup,
j'avisais une gouttière que je n'avais pas remarquée la
veille. Sauvés, mon Dieu! Mais comment m'y accrocher
sans lâcher mon précieux fardeau? Heureusement, la
jeune femme reprenait ses sens, je la chargeais sur mon
dos, elle nouait ses bras à mon cou. Non, à la réflexion,
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